DAVIS (M.)

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Miles DAVIS 1926-1991

Plus que tout autre, Miles Davis aura eu la durée. Plus que tout autre, il aura eu la permanence. C’est presque inchangé qu’il a traversé le bop, le cool, le hard bop, le free jazz, la pop music. Même l’usage de l’amplification électronique et de la sourdine wa wa qu’il affectionne pendant les années 1970 n’est pas parvenu à altérer une voix qui trouve une jeunesse éternelle dans l’immobilité. Un masque impénétrable, une désinvolture à la limite de l’arrogance, une musique hautaine, comme aspirée par le silence: Miles Davis s’offre et se refuse à la fois dans de fascinantes extases solitaires.

Miles Dewey Davis, III, naît le 25 mai 1926 à Alton, dans l’Illinois. Le père est dentiste et le milieu aisé. Son enfance à Saint Louis (Missouri), où la famille est installée depuis 1927, est baignée de musique: on pratique le piano, le violon, on écoute Duke Ellington. À treize ans, Miles reçoit sa première trompette et fait ses débuts dans l’orchestre de son lycée. C’est tout naturellement qu’il s’insère dans la tradition des trompettistes de Saint Louis (Clark Terry, «Shorty» Baker, Joe Thomas, Irving Randoph). Son admiration va alors à Bobby Hackett et à Freddie Webster. Très tôt affluent les propositions d’engagement. Mais les parents tiennent aux études. Il entre cependant dans l’orchestre Blue Devils d’Eddie Randall (1941-1943). Son professeur, Elwood Buchanan, ancien trompettiste d’Andy Kirk, lui fait travailler la vélocité et l’encourage à jouer sans vibrato. En 1944, il rencontre Charlie Parker et Dizzy Gillespie à l’occasion d’une tournée à Saint Louis de l’orchestre de Billy Eckstine. C’est le tournant décisif de sa vie musicale. S’il s’installe à New York, c’est moins pour suivre les cours de la Juilliard School of Music que pour hanter la 52e Rue, où Charlie Parker l’a déjà pris sous son aile. En 1945, il enregistre ses premières plages avec «Bird». Il l’abandonne en 1946 pour une tournée de cinq mois avec l’orchestre de Billy Eckstine. Dès son retour, en 1947, il fait partie de l’illustre quintette de Charlie Parker avec Max Roach, Duke Jordan et Tommy Potter.

Il a dix-neuf ans à peine et se prépare déjà à se lancer dans une autre aventure. Gil Evans et Johnny Carisi, arrangeurs de l’orchestre de Claude Thornhill, lui proposent de tenir la trompette dans une formation d’une rare originalité. Elle rassemble en effet, outre John Lewis (piano), Al McKibbon (contrebasse) et Max Roach (batterie), un ensemble de souffleurs totalement inouï: Mike Zwerin (trombone), Sandford Siegelstein (cor), Bill Barber (tuba), Lee Konitz (saxophone alto) et Gerry Mulligan (saxophone baryton). Après les fulgurances acrobatiques du bop naît une musique intimiste, feutrée, rêveuse, qui pousse le mariage des timbres et des couleurs jusqu’à l’ébriété. Une petite maison de disques, Capitol, enregistre en trois séances (1948, 1949, 1950) la valeur de quatre 78-tours regroupés dans un album désormais historique, Birth of the Cool . Mais Gil Evans tombe malade et, après un bref succès d’estime et un court passage au Royal Roost, l’ensemble disparaît. En 1949, Miles Davis apparaît au festival de jazz de Paris et fonde avec Tadd Dameron un orchestre où se retrouvent Johnny Mandal, Kai Winding, Zoot Sims, Allen Enger et Shadow Wilson, mais qui, lui aussi, doit disparaître sur un semi-échec. Miles Davis traverse alors une première période de silence. Il revient progressivement sur la scène en montant de petits ensembles – avec Sarah Vaughan, Sonny Rollins, Art Blakey, Jackie McLean, Horace Silver, Charlie Mingus... – pour des séances enregistrées par Blue Note ou Prestige. Quand il retrouve, en 1954, Thelonious Monk, Milt Jackson, Percy Heath et Kenny Clarke pour interpréter de mémorables The Man I Love ou Bag’s Groove , l’indifférence est encore totale. C’est au premier festival de jazz de Newport (1955) que le public redécouvre enfin ce musicien lunaire. Il fonde alors avec John Coltrane, Red Garland, Paul Chambers et Philly Joe Jones un quintette de rêve – auquel se joint parfois Cannonball Adderley – pour des séances prodigieuses qui constituent un sommet de l’histoire du jazz. En 1957, il est accueilli à Paris par Jean-Paul Sartre, Juliette Gréco et Jeanne Moreau. Il y improvise avec Barney Wilen, René Urtreger, Pierre Michelot et Kenny Clarke une musique qui fera date pour le film de Louis Malle, Ascenseur pour l’échafaud . Cette même année, il s’associe avec un autre revenant, Gil Evans, et, avec trois albums incontournables – Miles Ahead , Porgy and Bess , Sketches of Spain –, redonne une nouvelle jeunesse au style cool.

Le très remuant Miles Davis ne peut concevoir de se figer sur ces sommets, aussi glorieux soient-ils, même avec des partenaires comme Bill Evans, Wynton Kelly, Jimmy Cobb ou Hank Mobley, avec lesquels il réalise d’admirables enregistrements, dont un somptueux Round about Midnight . Il reconstitue donc en 1963 un nouveau quintette avec Wayne Shorter (saxophone ténor), Herbie Hancock (piano), Ron Carter (contrebasse), Anthony Williams (batterie). L’élite de la nouvelle génération s’y succédera: Chick Corea (piano), Keith Jarrett (piano), Jack DeJohnette (batterie), Aireto Moreira (percussions latino-américaines), Joe Zawinal (claviers électriques), des transfuges de la pop music comme John McLaughlin, Dave Holland et Jack Bruce, ainsi qu’une armée de saxophonistes – George Coleman (1963-1964), Sam Rivers (1964), Steve Grossman (1970), Dave Liebman (1972-1974), Gary Bartz, Bennie Maupin et Carlo Garnett (1973), Sonny Fortune (1975). Cet infatigable et infaillible découvreur de talents se laisse attirer par le rock et les musiques indiennes. Il pratique la boxe et préfère pour un temps les martellements binaires brutaux aux polyrythmies complexes de ses batteurs d’autrefois. Bien que restant en marge des tentations anarchisantes du free jazz, Miles Davis propose maintenant une musique plus tendue – l’amplification électronique lui donnant une sonorité plus cassante et agressive –, une musique poignante où se raréfient les notes. Une nouvelle fois, il disparaît brutalement en 1975, la voix brisée par une intervention chirurgicale anodine, après un accident de voiture, une opération d’une hanche et de sérieux problèmes cardiaques. Peut-être aussi était-il arrivé au bout de ce chemin-là. C’est ce que semble dire cette retraite de six ans, d’autant plus mystérieuse qu’elle se double d’un silence discographique total.

Résurrection en 1981. Miles Davis multiplie les tournées, en Europe surtout, avec une prédilection pour Antibes, Nice et Paris, où il se sent chez lui. À l’exception de John McLaughlin, il ne rappelle aucun de ses anciens partenaires. C’est d’horizons nouveaux dont il a besoin. Il fréquente le monde de la chanson américaine (Michael Jackson, Sting, Prince) et s’entoure de musiciens de plus en plus jeunes. Jouer avec Miles est un raccourci vers la gloire qu’ont emprunté Bob Berg, Gary Thomas et Kenny Garrett (saxophone), Mike Stern, Barry Finnerty et John Scofield (guitare), Robert Irving III et Adam Holzman (claviers), Marcus Miller, Felton Crews et Darryl Jones (contrebasse), Al Foster et Vincent Wilburn (batterie), Sammy Figueroa, Steve Thornton, Mino Cinelu et Marilyn Mazur (percussions). Jamais le magicien ne sera l’ancêtre. Dix ans encore – jusqu’au 28 septembre 1991, à Los Angeles – résonneront les sombres envoûtements de Miles Davis.

Rarement le jazz aura connu à la fois une telle précocité et une telle longévité musicales. Pourtant, les facultés techniques de Miles Davis sont limitées. Même si elles se sont affermies avec le temps, nous restons bien loin de la virtuosité triomphante de Fats Navarro et de Dizzy Gillespie. Maître il l’est, mais de la conduite du discours, de l’économie des moyens. «Vous savez, ce n’est pas la peine de faire des tas de notes. Il suffit de jouer les plus belles»: ces propos, rapportés par Francis Marmande, le définissent tout entier. Son timbre est l’un des plus dense de l’histoire du jazz. Incisif dans l’aigu, brumeux dans le grave, Miles Davis sait enchaîner plaintes rauques et souffles à peine modulés. Une absence de vibrato, une subtile utilisation de la sourdine Harmon, une émission d’une étonnante précision, un instrument accordé volontairement un peu bas donnent à sa sonorité, à la fois tendue et détimbrée, un grain que seul peut-être Chet Baker saura approcher. Le phrasé dissimule un swing ambigu, flottant, indécis. Peu enclin aux modulations, Miles Davis baigne dans un monde modal voué à la contemplation harmonique. Est-ce pour casser ce statisme rythmique, pour animer ce hiératisme naturel qu’il choisit le plus souvent de s’entourer de partenaires dérangeants, de musiciens étrangers à son univers, de batteurs toujours très puissants, aimant les ruptures de tempo et les accents cahoteux? Miles Davis n’a vraiment retrouvé sa famille que dans la musique pacifiée de Gil Evans. Amoureux du non-dit, de la brisure, il nous offre d’infinies paraphrases sur des thèmes de ballades, avec un lyrisme délicat qui fait écho au chant voilé de Bix Beiderbecke. Il sait aussi pousser le blues, lancinant et morbide, jusqu’à l’aspérité. Miles Davis aura traversé, fécondé tous les styles, sans que s’altère ce jeu linéaire, pointilliste, brûlant comme la glace, sans que s’efface cette présence à la fois légère et oppressante qui se fond dans le silence. In a silent way.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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